Les premiers pas de Dick Giordano
Richi (Richard/Dick) Giordano est né à New York en juillet 1932. Après avoir vécu quelques années dans le Queens, sa famille déménage dans le Bronx où son père, Graziano, exerce le métier de chauffeur de taxi. Sa mère, d’origine italienne, a débarqué aux États-Unis vers l’âge de 10 ans et a rencontré son futur mari sur les bancs de l’école. Le couple ne s’est jamais quitté, donnant naissance à son fils unique quelques années plus tard. C’est Graziano qui donne au petit Richard le goût des comic-books en lisant avec lui tous les dimanches les fameux strips comme Popeye ou Flash Gordon et en lui ramenant du kiosque à journaux le Famous Funnies (qui regroupe des compilations de strips) publié par Dell. Dès son plus jeune âge, Dick Giordano montre un attrait prononcé pour le dessin puisqu’il recopie inlassablement les pages de ses séries préférées. Sa passion s’accroît au fil des années et de ses problèmes de santé. Dick possède en effet une constitution très fragile et se voit souvent contraint de garder le lit, victime d’asthme et d’allergies souvent incapacitantes. Malade et alité, il n’a rien d’autre à faire que de lire des comics et de dessiner pour passer le temps. C’est vers son adolescence qu’il décide de faire du dessin son métier et qu’il intègre la School Of Industrial Arts. Ses parents l’ont beaucoup encouragé dans ce choix, notamment sa mère qui a toujours rêvé d’être une artiste. L’inscription dans cet établissement n’est pas un hasard puisque c’est l’une des rares écoles d’art gratuites de la ville, ce qui explique le fait que de nombreux artistes en herbe ont franchi ses portes. À cause de ses problèmes de santé récurrents, son cursus dure 6 mois de plus que prévu, mais il obtient tout de même son diplôme en 1950.
Dick Giordano entre dans l’industrie des comics
Dick Giordano essaye alors de trouver du travail dans la publicité et tente sa chance en vain dans plusieurs agences avant d’atterrir un peu par hasard dans le studio de Jerry Iger quelques semaines après le départ d’Eisner. Il y reste 9 mois, réalisant principalement des travaux d’encrage pour la compagnie Superior Comics. Encrant au départ les arrières plans et les décors, il obtient progressivement la possibilité d’œuvrer sur les personnages principaux. Sur les conseils de son père, qui a entre-temps ouvert un garage automobile, il rencontre Al Fago en 1951. Ce dernier lui promet un minimum de 7 pages par semaine s’il vient travailler pour Charlton et une rémunération à la page de 20 $. L’offre n’est pas mirobolante, mais le fait d’avoir régulièrement du travail fait pencher la balance et Giordano accepte finalement de travailler en freelance pour la compagnie du Connecticut. Il s’établit dans un petit studio situé à 2 pas de la maison de ses parents qu’il loue avec un autre dessinateur.
Une expansion qui fait remarquer un jeune artiste : Steve Ditko
C’est à cette période (autour de 1951/1952) que Charlton lance les titres Crime & Justice, Space Western ou encore l’anthologie gore The Thing ! Un titre marche cependant plus que les autres, il s’agit d’Atomic Mouse, crée et entièrement réalisé par Fago. A l’instar du Hoppy The Marvel Bunny de chez Fawcett, Atomic Mouse combine les ingrédients propres aux comics de super-héros et de funny animals puisqu’il s’agit d’une souris qui acquiert via des pilules de nombreux superpouvoirs qu’elle utilise pour combattre le crime. La bande dessinée dure 11 ans et 54 numéros. Parmi tous les artistes de la compagnie Charlton, un dessinateur se démarque au fil des mois. Spécialiste des bandes dessinées d’horreur, il signe les couvertures de The Thing ! tout en développant un style détaillé et onirique. Son nom est Steve Ditko. C’est lors du rachat d’une partie du catalogue Mainline par Charlton que Ditko entre en contact avec Al Fago. L’éditeur lui propose assez rapidement du travail, conquis par le style méticuleux et abstrait du dessinateur qui tranche fortement avec ceux des autres artistes de la firme. Au bout de quelques mois, Ditko abandonne même tous ses travaux en freelance pour ne se consacrer exclusivement qu’à Charlton. Il travaille sur de nombreux titres d’horreur de la compagnie autour de 1953-1954 comme Racket Squad, Crime and Justice, This Magazine is Haunted ou encore l’anthologie horrifique The Thing ! qui sera arrêtée lors de la mise en place du Comics Code. La carrière naissante du jeune artiste se voit stoppée net non pas par les effets du Comics Code mais par la tuberculose qu’il contracte à l’été 1954 et qui le contraint à retourner en convalescence chez ses parents. Il disparaît donc du monde des comic-books durant une année sabbatique au moment même où Charlton prend possession de ses nouveaux locaux à Derby !
Charlton s’installe à Derby
Charlton est en effet devenue une compagnie assez riche pour s’offrir un immense terrain de 15 hectares à Derby et y installer toute sa logistique, créant une véritable « usine à publier ». Plusieurs bâtiments abritent ainsi les rotatives, les ateliers de production, les entrepôts de distribution mais aussi les scénaristes et les dessinateurs désireux de participer à l’aventure. L’idée de Santangelo est de tout regrouper au même endroit afin de pouvoir minimiser les frais. Contrairement à toutes les autres compagnies de l’époque, qui sous-traitent leurs comics à des sweatshops (des ateliers de production à la chaîne) ou qui emploient de nombreux artistes en freelance, Charlton demande à ses scénaristes et à ses dessinateurs principaux de s’installer à Derby aux côtés des éditeurs de magazines musicaux et des presses d’imprimerie. C’est un peu à l’image que ce que tentera plus tard la compagnie Crossgen. En rassemblant toutes les étapes de la production, il crée de fait son propre studio de comics, toujours sous la direction de Fago et de son assistant Pat Masulli. La rémunération à la page n’est toujours pas très élevée (elle reste autour de 20$ la page alors que National propose par exemple autour de 40-50$) mais les artistes disposent d’un volume de travail important ainsi que d’une rémunération à la semaine garantie à laquelle s’ajoute une couverture sociale et une légère participation aux bénéfices. Charlton arrive ainsi à embaucher de nombreux artistes de manière exclusive qui déménagent à Derby. Dick Giordano en fait bien évidemment partie.
Un développement en dépit du Comics Code
Avant même leur installation à Derby, la compagnie a augmenté de manière très significative sa production de comic-books, rachetant au passage une partie du catalogue Fawcett (qui vient de fermer) ainsi que quelques titres de Mainline, la défunte compagnie de Simon et Kirby qui avaient tenté de se lancer à leur compte. Ironiquement, leur offre s’étoffe de plus en plus au moment même où le Comics Code fait son apparition. Pour ceux qui ne connaîtraient pas le Comics Code, il s’agit d’une réglementation très restrictive qui a visé la publication des comics. Son application a fait couler de nombreuses compagnies spécialisées dans les récits noirs et de monstre.
Charlton résiste à la chute des ventes
A l’issue de la commission Kefauver qui initie le Comics Code, la branche comics de Charlton ne produit presque exclusivement que des réimpressions de séries Fawcett, dont les dessins ont été retouchés pour correspondre aux nouvelles contraintes de la charte. Alors que Ditko est en convalescence et que les débats autour du Comics Code font rage et entrainent la disparition des comics d’horreur de la firme, la compagnie souffre de la chute des ventes mais maintient ses parts de marché. Le fait de regrouper tous ses intervenants au même endroit mais aussi de distribuer elle-même ses propres magazines y est pour beaucoup et l’empêche de subir de plein fouet le contrecoup initié par Wertham, Kefauver et leurs amis. Il faut aussi préciser que la société ne dépend pas non plus exclusivement de sa production de comics puisque la plus grande partie de ses revenus est toujours assurée par les magazines musicaux. La chute des autres éditeurs ainsi que la disparition d’American News Company (la société de distribution de la plupart des éditeurs de comics qui se voit obligée de suspendre ses activités pour des raisons frauduleuses) permet même à Charlton d’asseoir sa position d’éditeur important dans le secteur de la bande dessinée grâce à son abondante production. La société inonde en effet progressivement le marché de revues assez médiocres mais qui lui procurent de par leur nombre et leur faible coût de production un bénéfice substantiel. Santangelo profite (comme tous les éditeurs de l’époque) des effets du Comics Code sur les ventes pour baisser la rémunération à la page des dessinateurs, cette dernière passant à 13$. La compagnie n’insiste même pas sur la promotion de ses revues, puisqu’elle ne compte en tout et pour tout que 5 représentants de commerce qui sillonnent le pays alors que National, par exemple, en emploie plus de 150 !
Blue Beetle
Si Charlton publie de nombreux comics, elle ne s’intéresse pas vraiment aux super-héros. Elle rachète pourtant au début des années 50 les droits du personnage de Blue Beetle, initialement publié par Fox. Le Blue Beetle est un super-héros secondaire mais plutôt populaire dont la première apparition remonte à 1939 dans le magazine Mystery Men 1. Sa série initiale dure plus de soixante numéros avant que le personnage ne tombe en désuétude à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Preuve de sa popularité, Blue Beetle a eu droit non seulement à un feuilleton radiophonique, mais aussi à un « Blue Beetle Day » lors de l’exposition universelle de New York en 1940. La série peut même se targuer d’avoir vu passer lors de ses différents numéros les crayons de Jack Kirby (sous un pseudonyme) ou la plume de Will Eisner à ses débuts. La carrière de Blue Beetle, qui fait partie de la cohorte des héros costumés inspirés par le Shadow ou Batman, aura connu beaucoup de hauts et de bas avant d’être publiée par Charlton. Le héros est ainsi passé du statut de justicier costumé sans pouvoirs à celui d’espion superpuissant à la solde des États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale. Il obtient à cette époque des capacités hors du commun comme le vol ou la vision à rayons X en fonction des scénaristes qui se succèdent sur le titre sans vraiment tenir compte de la continuité. Vers la fin de la guerre, le désintérêt des lecteurs pour ce type de personnage entraîne la disparition quasi-immédiate de ses pouvoirs : Blue Beetle redevient un simple justicier costumé obligé de recourir à son habileté et à ses gadgets pour venir à bout de ses ennemis. Ses aventures prennent rapidement fin et le personnage est racheté tout d’abord par Holyoke Comics avant de revenir chez Fox, ce qui explique les versions souvent contradictoires des pouvoirs du héros. Charlton pense faire une bonne affaire en acquérant les droits de Blue Beetle et intègre des réimpressions de vieux épisodes dans le magazine Space Adventures en 1955 avant de lancer une série à son nom. Cela ne fonctionne absolument pas et le personnage disparaît au bout de quatre numéros seulement !
Une valse des titres et des numérotations
C’est le moment que choisit Al Fago pour quitter Charlton, laissant la place à Masulli qui continue la politique d’inondation des kiosques avec de nouveaux comics de romance, de western et de science-fiction. Cette volonté de publier à tout prix entraîne de nombreux problèmes de continuité, la compagnie n’ayant aucun scrupule à changer d’un mois sur l’autre non seulement le contenu d’un magazine, mais aussi son titre tout en conservant sa numérotation. Par exemple, le titre Strange Suspense Stories, racheté à Fawcett au bout de cinq numéros ne commence pas sa publication chez Charlton au numéro 1 ni même au numéro 6 mais au numéro 16, remplaçant la série Lawbreakers interrompue au bout de quinze épisodes. Parmi tous les titres publiés à cette époque (à la numérotation complexe et à la courte espérance de vie) on peut citer My Little Maggie, Sweethearts, True Life Secrets, Romantic Stories (qui sont tous des comics de romance); Rocky Lane Western, Cowboy Western, Six Gun heroes, Lash Lane Western (se situant dans le far-west) ainsi que des Funny Animals comme Atomic Mouse, Funny Animals et Zoo Funnies et des titres de science-fiction comme Space Adventures.
Un scénariste prolifique : Joe Gill !
Toutes ces séries ont un point en commun : le scénariste Joe Gill qui signe la quasi-totalité de leurs contenus et qui peut donc lui aussi prétendre au titre de scénariste le plus rapide et le plus prolifique de toute l’histoire du comic-book ! Joe est le frère de Ray Gill, un jeune scénariste qui associe les fonctions d’éditeur pour Funnies Inc, le sweatshop de Lloyd Jacquet qui avait produit Marvel Comics 1 pour Martin Goodman et Timely. La légende raconte même que le premier numéro de la future firme de Spider-Man ait été conçu sur le propre bureau de Ray Gill. Par le biais de son frère, Joe se lie d’amitié avec le futur romancier Mickey Spillane qui travaille à cette époque chez Funnies Inc. Après un détour par l’armée où il officie en tant qu’opérateur radio, il revient à Brooklyn pour aider Spillane et son frère à monter leur propre studio d’écriture. Ces deux derniers l’incitent fortement à écrire des histoires en freelance et Joe commence ainsi à travailler pour National et Timely où il signe quelques histoires de western sur les titres Two Gun Kid et Kid Colt. Il entre ensuite chez Charlton et en devient le scénariste principal lors de la première moitié des années 50. Même si la rémunération à la page est, comme pour les dessinateurs, très inférieure à celle des autres compagnies (autour de 4$ pour une page de scénario), la situation de Gill dans le Connecticut lui procure de nombreux avantages.
Une liberté totale
En premier lieu, Santangelo ne s’implique absolument pas dans le processus créatif, ce qui laisse à Gill et à ses dessinateurs une liberté totale. Il peut écrire ce qu’il veut et le nombre important de séries à réaliser lui permet de disposer de revenus que d’autres stars de l’époque ne touchent pas en travaillant pour des compagnies plus installées. Gill avoue écrire certaines semaines plus de 100 pages de comics pour Charlton, n’hésitant pas (de son propre aveu) à privilégier la quantité au détriment de la qualité. (suite de l’article page suivante)
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