Véritable incontournable des comics, le Swamp Thing d’Alan Moore contenait les germes de la future ligne Vertigo de DC Comics. Retour sur un album absolument indispensable à tout lecteur de comics.
■ par Stéphane Le Troëdec
Au cœur des bayous de Louisiane, on découvre la dépouille inanimée de la Créature du marais. Elle est transportée dans un centre de recherche de la Sunderland Corporation pour y être disséquée. En effet, cette société veut percer les secrets du sérum bio-régénérateur qui aurait transformé Alec Holland en monstre végétal. Sauf que l’étude de son corps va révéler un secret qui va entièrement remettre en cause ses origines…
Au début, il y a un hasard heureux. Le scénariste Alan Moore raconte qu’en 1983, par pur plaisir intellectuel, il s’amuse à imaginer ce qu’il ferait si on lui confiait un personnage oublié. Son attention se porte sur le « Heap », littéralement « le tas », un gros monstre végétal. Peu de temps après, le hasard fait que DC Comics le contacte pour reprendre les commandes de la série Swamp Thing, dont le héros est la Créature du marais, un monstre assez proche du fameux Heap. Pour son 1er travail pour un éditeur américain, Alan Moore arrive donc avec pas mal d’idées en tête : il vient presque de faire le point sur ce qui fonctionnait bien et ce qui ne marchait pas avec ce type de personnage. En effet, à l’époque, la Créature du marais doit faire avec certains problèmes inhérents à sa condition. Car, en fin de compte, dans un monde peuplé de superhéros surpuissants, elle n’a pour elle que sa force surhumaine : passé son aspect de grand monstre végétal, pas de quoi vraiment sortir du lot, se démarquer des autres personnages DC. Autre limite : la quête d’humanité de la Créature du marais implique qu’une fois réglée, la série doit se terminer. Enfin, la série Swamp Thing se déroule très à la périphérie de l’univers DC. Autant de problèmes qu’Alan Moore va peu à peu régler pour transporter Swamp Thing vers les sommets. Et inspirer à DC Comics la création d’un label plus mature : Vertigo.
Une redéfinition passionnante de la Créature du Marais
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Réunis dans ce tome 1 d’Alan Moore présente Swamp Thing, les 1ers épisodes consiste donc à redéfinir le personnage afin d’augmenter son potentiel. Après avoir conclu les intrigues de son prédécesseur, Alan Moore n’hésite pas à chambouler les origines du personnage. Ainsi la Créature du marais – et les lecteurs ! – apprennent qu’Alec Holland n’a jamais été transformé en monstre ! La Créature du Marais n’est pas un humain métamorphosé en colosse végétal, mais en réalité une plante qui se croit humaine. Plus précisément : l’esprit d’Alec Holland s’est retrouvé « incarnée » en un monstre végétal. Brillante idée d’Alan Moore qui permet d’en rajouter dans le drame vécu par la Créature : elle n’a donc jamais été humaine et ne peut par conséquent le redevenir. À noter tout de même qu’avec cette idée Alan Moore contredit certains passages des épisodes de ses prédécesseurs, qui avaient très brièvement retransformé la Créature en un Alec de chair et d’os… Passons. Car ce nouveau statu quo engendre immédiatement une situation passionnante : la Créature du marais déprime. Quoiqu’elle ne va pas en avoir le temps bien longtemps car de nouveaux ennemis apparaissent…
Des adversaires franchement dérangeants
Dans Alan Moore présente Swamp Thing tome 1, le scénariste britannique s’amuser avec 2 adversaires intéressants. Le 1er, le Dr. Jason Woodrue alias L’Homme Floranique, est presqu’une version négative de la Créature du Marais, un « maitre des plantes » qui veut anéantir toute vie animale. Le traitement du personnage par Alan Moore est sec, sérieux. Le scénariste ne le traite jamais comme un vilain d’opérette. L’ennemi inquiète, inquiétude renforcé par les dessins parfois dérangeants de Steve Bissette. Ces 1ers épisodes avec l’Homme Floranique ne sont en réalité qu’un 1er tour de chauffe. Alan Moore en a sous le pied et nous le prouve avec une histoire d’horreur absolument sidérante. Considérant que Matt Cable, l’ami d’Alec Holland, ne lui servira pas, Alan Moore sacrifie le personnage pour faire revenir l’ennemi juré de la Créature du Marais. Arcane, adversaire de la 1re heure, revient, dans un arc franchement dérangeant, au point qu’on peut se demander aujourd’hui comment DC a pu laisser cette histoire de sexe et de terreur. Avec le retour d’Arcane, Alan Moore et Steve Bissette parviennent comme rarement à plonger le lecteur dans un opéra de l’horreur, somptueusement mis en scène où tout semble méticuleusement pensé et fonctionner à plusieurs niveaux de lecture. Histoire de renforcer le malaise de cet arc, Steve Bissette truffe ses planches d’insecte autour des cases. Alan Moore avouera par la suite que lorsqu’il a écrit son scénario, il ne s’est rendu compte que très tard d’un étrange hasard : le mot insecte est l’anagramme d’inceste. Sujet délicat et difficile, mais exécution splendide : ces épisodes de Swamp Thing sont toujours absolument brillants.
Les germes du label Vertigo
Avec le recul, l’autre élément marquant de ces 1ers épisodes d’Alan Moore sur Swamp Thing, c’est à quel point on peut y voir les germes de la future ligne « adulte » de DC Comics, Vertigo. À quel point aussi le travail d’Alan Moore va inspirer cette gamme. En choisissant de rapprocher la Créature des Marais du reste de l’univers DC, Alan Moore opte pour une approche surnaturelle de l’histoire. Pour exemple, l’annual de cet album, dans lequel l’alter ego d’Alec Holland erre en Enfer est un voyage initiatique qu’on retrouvera plusieurs fois dans des séries Vertigo, comme par exemple lorsque John Constantine fera le même voyage dans le tome 3 de la collection Mike Carey présente Hellblazer. Le même John Constantine qui fait sa 1re apparition dans la série… Swamp Thing(mais il faudra encore patienter un peu avant de le voir dans un prochain tome de la collection. Si on prend un peu de recul, on voit qu’Alan Moore reprend à son compte dans cette période de Swamp Thing tout un pan de l’univers « occulte » de DC Comics, alors laissé quasi à l’abandon. C’est ainsi qu’on croise des personnages comme le Spectre, Etrigan le Démon, le Phantom Stranger ou Dr Fate, rien que ça. Notons aussi l’apparition furtive, le temps d’un épisode, d’Abel et Cain, 2 personnages bien connus des amateurs d’horror comics, qui incroyable pirouette méta, re-raconte le House of Mistery n°92 originel (lire dans le récent Swamp Thing : La Créature du Marais). Pour en revenir à Abel et Cain, ces 2 frangins horrifiques, Neil Gaiman les réutilisera plus tard, dans les 1ers épisodes de son Sandman. Certains passages de ces épisodes de Swamp Thing font carrément penser au futur travail de Neil Gaiman. Et pour la petite histoire, ce sont ces épisodes d’Alan Moore qui ont donné à Gaiman l’envie de faire des comics. Il a bien fait : quelques années plus tard, Sandman deviendra une des figures de proue de la gamme Vertigo. Après – ironie du sort – avoir imaginé les aventures de… l’Orchidée Noire pour DC Comics. Quand je parlais de hasard heureux… ■
Alan Moore présente Swamp Thing, tome 1 est un comics publié en France chez Urban Comics.