Après Grass Kings, Matt Kindt et Tyler Jenkins remettent le couvert avec Black Badge, un récit d’espionnage très original.
■ par Fletcher Arrowsmith
Le « Black Badge » est une branche secrète du scoutisme chargée des missions secrètes les plus délicates. Bref quoi de mieux que des adolescents à l’allure innocente pour s’occuper du sale boulot au nez et à la barbe des adultes. À travers 12 épisodes rondement menés, Kenny et sa bande vont être confrontés au plus grand défi qu’ils ont ont eu à affronter jusqu’ici, menaçant même de dissolution le Black Badge.
Une histoire en 3 actes
On peut partager en 3 temps fort la maxi série Black Badge. Matt Kindt (Divinity, Rai) plante le décor dans une 1re partie avec des missions des Black Badge en Corée du Sud, au Pakistan et en Sibérie. C’est l’occasion de faire connaissance avec Kenny, Willy, Cliff et Mitz, les 4 membres de l’équipe. Matt Kindt en profite pour planter les graines d’une intrigue plus ambitieuse. Puis vient le temps d’un rassemblement à Hawaii entre les différentes factions des badges où tous les coups seront permis lors du Jamboree pour remporter le badge ultime, celui arc en ciel. Pour finir les Black Badge se retrouvent en 1re ligne dans une machination remontant à leur origine qui tend à déstabiliser et manipuler l’équilibre géopolitique mondiale. Ces changements de ton et de rythme au fur et mesure des 3 parties sont appréciables mais quelques épisodes de plus n’auraient pas été de trop pour densifier un récit qui s’accélère un peu trop sur la fin. L’intrigue géopolitique prend le pas sur les personnages, très attachants mais finalement, malgré les flashbacks sur leur passé, mis de côté au fur et à mesure.
Méfiez vous de ces visages angéliques
Black Badge, c’est l’envers du décor exploré de manière original. Quoi de mieux que des scouts, avec leur visage d’ange pour passer inaperçus dans des opérations para militaires stratégiques et cela sur l’ensemble du globe. Idée simple mais assez géniale qui permet à Matt Kindt d’écrire une série d’espionnage qui évite les poncifs du genre. A la lecture de Black Badge, on se dit rapidement que le lien entre le scoutisme et les services secrets sautent aux yeux : multiplication des compétences et techniques, discrétion et camouflage, survie en milieu hostile… Les scouts de Black Badge sont des jeunes James Bond inattendus assurant des missions impossibles. Matt Kindt pousse même le bouchon en inventant différents corps, comme les badges roses, les badges bleus ou les badges blancs dotés d’autant de spécialité. Avec Black Badge, M. Kindt distille certaines idées à travers un récit détournant le concept de l’enfance. Preuve en est des références plutôt bien sentie à Hunger Games, Harry Potter ou Sa Majesté des Mouches, autant d’œuvres traitant de la jeunesse sur l’angle de la fin de l’innocence.
Des dessins qui nous font voyager
Tyler Jenkins fait désormais parti des artistes qui compte dans la sphère indé des comics. Depuis sa révélation avec Peter Panzerfaust, l’artiste n’a cessé de progresser dans des projets comme Snow Blind ou Grass Kings déjà avec Matt Kindt. Tyler Jenkins reste éblouissant quand il s’agit de magnifier une atmosphère à partir de peu, notamment quand les personnages évoluent dans un environnement naturel. Ses visages restent expressifs et le dessinateur sait changer de style lors des flashbacks avec un trait plus carré, moins dans l’esquisse. Avec l’aide de sa femme à la colorisation, Hilary Jenkins, ils subliment des planches à partir de peu dans des teintes délavées ou lavis voire sépia. Là où parfois on a l’impression de se trouver devant un manque de décor, on se rend compte que notre œil est attiré par des aplats moins grossier qu’ils n’y paraissent donnant immédiatement du volume et du corps à la scène décrite. Il suffit ensuite à Hilary Jenkins de nuancer la couleur pour parachever le travail. Hilary Jenkins emploie moins de couleur, souvent en visant une palette binaire dans les scènes de flashbacks. Tyler Jenkins ne possède pas un style le rangeant dans les canons et standard des comics actuels. Il ne s’attache pas à dessiner à l’identique chaque personnage ou décors bien que l’on ait à chaque fois l’impression qu’il ne se foule pas. Et c’est ce peu de variations qui rend l’ensemble terriblement vivant et surtout réaliste. Le diable se niche dans les détails. Néanmoins j’ai trouvé un certain relâchement sur les derniers numéros à l’image du scénario de Matt Kindt que l’on peut assimiler à une fin un peu précipitée.
Faux semblants
Ceux qui suivent la carrière et la production de Matt Kindt (Du sang sur les mains), ne seront pas surpris de savoir que l’auteur de Mind Management continue de jouer avec le médium et sa perception par le lecteur. Jusqu’au dernier numéro, Matt Kindt entretient le mystère vis-à-vis du plot principal en multipliant les fausses pistes et jouant sur les faux semblants. Il s’en amuse même dans le numéro 10 dans un épisode qui reprend les thèmes de l’endoctrinement et des rêves et plus particulièrement un clin d’œil à la série Le Prisonnier. Mais le scénariste canadien n’oublie pas d’ancrer ses histoires dans le réel avec des références aux attentats de Munich en 1972 ou bien avec l’histoire du scoutisme. Cerise sur le gâteau, au travers de 2 cases, Matt Kindt crée son propre univers partagé avec des liens avec sa série Grass Kings. Matt Kindt accompagne chaque numéro de pages supplémentaires qui complètent l’univers crée. Ainsi chaque épisode est introduit par un rapport copieusement caviardé où ne transparaissent que quelques mots faisant appel à des moments clés du récit à suivre ; un jeu de piste ludique en somme pour le lecteur. Egalement illustrateur et designer, Matt Kindt, enrichie l’album de croquis, de questionnaires ou d’illustrations recensant les badges par exemples, pour rendre l’expérience de lecture proposée encore plus réelle et interactive.
Une édition soignée et inédite par Futuropolis
L’édition française de Black Badge est. un petit bijou. L’éditeur français Futuropolis a eu la bonne idée de proposer l’ensemble de la maxi série, à savoir les 12 numéros composant la série Black Badge dans un seul tome en faisant de fait un récit complet. Aux États Unis, outre la publication en singles, Black Badge est disponible sous la forme de 3 albums de 4 numéros chacun. Futuropolis propose l’ensemble des bonus et illustrations supplémentaires de ces 3 recueils dans son édition, le lecteur français n’étant pas lésé du tout. De plus la 1re édition comporte 16 pages bonus comportant des essais sur la création des personnages, des badges ou encore un petit tour dans l’atelier de Tyler et Hilary Jenkins permettant de se rendre compte du travail graphique sur quelques planches du récit. Enfin outre la présentation des différentes covers qui ont accompagné les sorties mensuelles américaines de Black Badge, l’album se conclue par quelques extraits du scénario et la mise en page qui va avec. Malgré quelques écueils, Black Badge est typiquement le genre de comics de qualité que je recommande à ceux qui veulent s’aventurer dans un genre différent que l’omniprésente production mainstream. Et le soin apporté par Futuropolis à Black Badge en fait un incontournable du « monde d’après ». ■
Black Badge est un comics édité en France par Futuropolis. Il contient Black Badges n°1 à 12.