Somna, le comics de Becky Cloonan et Tula Lotay, publié aux USA chez DSTLRY et en France chez Delcourt, promettait un mélange enivrant d’érotisme, d’horreur et de critique sociale. Si sur le papier cette collaboration avait tout pour séduire, la lecture soulève autant de frustrations que d’émerveillements. Revenons sur cette œuvre ambitieuse mais inégale.
Une intrigue qui s’étire
Dès les premières pages, Somna nous plonge dans un univers sombre et chargé de tension : une petite ville anglaise du 17e siècle, prise dans la tourmente des chasses aux sorcières. Ingrid, épouse insatisfaite d’un bailli zélé, est tourmentée par des rêves érotiques où un être mystérieux lui offre ce que le quotidien lui refuse. Si ce postulat est riche de promesses, le développement de l’intrigue déçoit.
Le rythme de l’histoire est long et languissant. Loin de maintenir le lecteur en haleine, les événements s’enchaînent avec une prévisibilité qui laisse peu de place à la surprise. Du coup, l’aspect horrifique perd de sa force par dilution, tandis que les rebondissements peinent à créer l’impact attendu. Ce qui aurait dû être une spirale oppressante devient un chemin assez balisé et convenu, tombant dans les clichés (la figure du prêtre intolérant, par exemple).
Deux artistes, deux visions… hélas trop différentes
L’un des points les plus audacieux de Somna est sans doute son approche artistique : Becky Cloonan et Tula Lotay se partagent pinceaux et crayons, chacune apportant sa patte singulière à une facette du récit. Cloonan s’occupe des scènes « réelles », ancrées dans le quotidien, avec un style détaillé, tandis que Lotay illustre les scènes de rêve, explorant un univers sensuel et onirique avec une approche presque picturale.
Cependant, ce choix, séduisant sur le papier, se révèle problématique à mesure que l’histoire avance. La différence de styles, déjà marquée, crée une rupture visuelle qui nuit à la fluidité de la lecture : on a parfois du mal à retrouver qui est qui lors des changements d’artistes. Et si l’alternance fonctionne au début, les artistes ne respectent pas forcément cette répartition initiale sur la fin du récit. Résultat : un sentiment de confusion qui fragilise la cohérence narrative et artistique.
Un érotisme esthétisé mais répétitif
L’un des attraits majeurs de Somna réside dans son traitement de l’érotisme. Les rêves d’Ingrid, illustrés par Lotay, débordent de sensualité. Les corps s’entrelacent dans des compositions qui flirtent avec l’abstraction, jouant avec les couleurs et les formes pour évoquer le désir. Pourtant, cet aspect visuel, aussi réussi soit-il, finit par s’essouffler.
Page après page, les scènes de rêve se ressemblent, et ce qui était fascinant devient répétitif. Le contraste avec la froide réalité de ce petit village illustrée par Cloonan aurait pu renforcer cette dichotomie entre désir et oppression, mais cette tension s’érode au fil du récit, laissant un arrière-goût d’inachevé.
Une thématique puissante mais mal exploitée
En arrière-plan, Somna aborde des thématiques lourdes de sens : la répression de la sexualité féminine et l’hypocrisie des sociétés puritaines. Ces sujets trouvent une certaine résonance dans le cadre historique des procès de sorcières et les tourments d’Ingrid. Mais là encore, le traitement reste superficiel.
L’intrigue peine à s’élever au-delà de son prétexte érotico-horrifique pour offrir une véritable réflexion sur ces thèmes. J’ai trouvé qu’Ingrid, le personnage principal, manquait de profondeur. Plus spectatrice qu’actrice de sa propre histoire, elle sert davantage de véhicule pour l’intrigue que de personnage réellement incarné.
Un potentiel gâché mais quelques éclats tout de même
Malgré ses défauts, Somna n’est pas un échec. Si on met de côté les réserves évoquées, la collaboration entre Cloonan et Lotay, bien que bancale, offre des moments de beauté franchement saisissante. Certaines planches, notamment dans les scènes de rêve, captivent par leur composition et leur audace visuelle. De même, l’ambiance pesante et sensuelle parvient parfois à s’imposer, créant une tension palpable. L’atmosphère tendue et glacée délivrée par Cloonan fonctionne elle aussi.
Mais ces qualités ne suffisent pas à sauver une œuvre qui s’embourbe dans ses choix narratifs et artistiques. Ce qui devait être une exploration audacieuse des frontières entre rêve et réalité se transforme en un exercice terriblement prévisible qui m’a laissé sur ma faim. À noter que What Blighted Burns In The Thee ?, dont Somna est en quelque sorte le développement, n’est pas repris dans la version française.
Conclusion : Somna, une ambition inaboutie
Somna est un comics qui a voulu tout faire : mélanger les genres, briser les codes, parler de la place de la femme dans la société et marquer durablement ses lecteurs. Malheureusement, le résultat est un récit inégal, plombé par un rythme languissant, une intrigue trop prévisible, et une collaboration artistique qui ne parvient pas à trouver l’harmonie.
Pour les amateurs de Becky Cloonan et Tula Lotay, Somna reste une curiosité, une œuvre imparfaite mais je dois l’admettre, téméraire. Pour les autres, il s’agit peut-être d’un rappel que l’ambition seule ne suffit pas à faire une grande histoire. À vouloir trop en faire, Somna s’égare entre rêve et réalité, survole son sujet et risque de perdre son lecteur en chemin.
Somna est un comics de 192 pages publié en France par Delcourt. Il contient les épisodes VO : Somna #1-3.