
Avec Drome, Jesse Lonergan se lance dans un projet monumental : raconter une sorte de mythe fondateur où dieux, monstres et demi-dieux façonnent une humanité condamnée à répéter le cycle de la violence. Pas de fioritures, pas de longs dialogues explicatifs : Jesse Lonergan choisit une narration visuelle brute, presque muette par moments, qui place le lecteur dans une position inconfortable. Sommes-nous témoins d’une création divine ou du simple amusement de divinités capricieuses ? La frontière reste floue, et c’est ce qui rend Drome fascinant.
Le personnage central, Bleu, cette géante surgie de l’océan pour offrir un langage de paix, cristallise tout l’album. Elle incarne à la fois l’espoir et l’échec d’une humanité toujours attirée par le chaos. Autour d’elle gravitent des amants, des rivaux, des guerriers… tous contraints par un destin qui rappelle autant les récits bibliques que les tragédies antiques. La lecture oscille entre la fresque mythologique et le péplum bis furieusement brutal.

La force graphique de Jesse Lonergan
On connaissait Jesse Lonergan pour Hedra et Arca, mais Drome va encore plus loin dans l’expérimentation visuelle. Le gaufrier est ici plus qu’une structure : c’est une respiration, un rythme quasi-organique qui guide l’œil du lecteur comme un plan de métro. Les cases, leurs tailles, leurs formes, leurs espaces vides deviennent autant de vecteurs narratifs. C’est à la fois cérébral et instinctif, mais surtout incroyablement fluide.
À ce travail sur la mise en page s’ajoute une puissance graphique hors norme. Jesse Lonergan convoque tour à tour l’imaginaire des fresques antiques, l’énergie pop de Kirby et la sauvagerie barbare de Frazetta. Le résultat est hypnotique : des crapauds titanesques, des crabes géants, un taureau cosmique constellé d’étoiles… Chaque planche déborde d’inventivité et de lyrisme visuel. Drome n’est pas seulement un récit, c’est une expérience graphique totale.

Un récit entre mythologie et comics pulp
Le plus surprenant avec Drome, c’est ce mélange constant entre récit mythologique et bande dessinée pulp. D’un côté, on retrouve des échos directs à l’Ancien Testament, à l’Épopée de Gilgamesh ou à d’autres récits fondateurs. De l’autre, Jesse Lonergan assume une jubilation populaire, avec des combats titanesques et des monstres improbables qui rappellent les comics Marvel des années 60.
Cette double identité donne à Drome un ton singulier : à la fois solennel et déjanté. On peut le lire comme une parabole métaphysique sur le pouvoir, la création et la destruction. Mais on peut tout autant le savourer comme une succession de bastons homériques et de visions hallucinées. Rarement une bande dessinée aura su naviguer avec autant d’aisance entre ces registres.

Les limites de Drome
Bien sûr, Drome n’est pas exempt de défauts. La narration volontairement elliptique peut dérouter. Les motivations des dieux restent souvent obscures, ce qui donne parfois l’impression d’assister à une succession d’événements arbitraires. Certains lecteurs risquent de décrocher face à cette logique de mythe, qui refuse d’offrir des explications claires ou un véritable fil conducteur.
De plus, la démesure de l’entreprise peut fatiguer. 326 pages de violence, de batailles et de métaphores visuelles, c’est aussi un marathon qui exige une disponibilité totale. Mais en acceptant de se laisser porter, Drome se révèle une œuvre singulière et cohérente dans sa folie.
En conclusion : une œuvre ambitieuse et viscérale
Drome n’est pas une lecture confortable, mais c’est précisément ce qui fait sa force. Entre expérimentation formelle, souffle mythologique et délires pulp, Jesse Lonergan livre une fresque massive, ambitieuse et viscérale. C’est un projet rare, qui déborde des cases et qui exige de son lecteur autant qu’il lui donne.
Pour qui aime les récits fondateurs revisités, les bandes dessinées expérimentales et l’énergie barbare d’un Jack Kirby sous acide, Drome est un incontournable. Pour les autres, ce sera peut-être un OVNI graphique un peu trop exigeant. Mais qu’on l’adore ou qu’on le rejette, difficile de rester indifférent à une telle déferlante.

DROME est un comics de 320 pages publié en France par 404 Graphics.