Il y a des albums qui te glissent entre les mains, et puis il y a « Absolute Martian Manhunter ». Tu l’ouvres en te disant que tu vas juste jeter un œil à ce nouveau titre de la gamme Absolute… et quelques pages plus loin, tu te demandes comment un truc pareil a pu sortir chez un éditeur comme DC. Urban Comics rassemble ici les épisodes 1 à 6 d’« Absolute Martian Manhunter », la relecture complètement dévissée du Limier Martien par Deniz Camp et Javier Rodriguez : un héros de seconde zone, transformé en protagoniste d’un comics qui bidouille ta perception, démonte les codes du super-héros, mélange polar SF, trip mental et drame de couple, le tout avec un dessin halluciné mais d’une lisibilité exemplaire. En filigrane, une question qui pique un peu quand on a déjà quelques décennies de lectures au compteur : est-ce qu’un comics de super-héros peut encore vraiment nous surprendre ? « Absolute Martian Manhunter » répond oui.

Résumé d’Absolute Martian Manhunter
Dans « Absolute Martian Manhunter », John Jones n’est pas un super-héros martien, mais un jeune agent du FBI, rescapé d’un attentat suicide dans un coffee shop. Depuis l’explosion, John entend des voix, perçoit la réalité de travers et sent littéralement quelque chose d’« autre » cohabiter dans sa tête. Cette entité, un « martien » au design aussi drôle qu’inquiétant, se manifeste de plus en plus clairement, lui parle, commente, propose son aide… ou le parasite. John est-il victime d’un stress post-traumatique, en plein effondrement psychique, ou vraiment en contact avec une intelligence extra-terrestre qui apprend à communiquer en temps réel avec lui ? Tandis que son couple avec Bridget se fissure, que leur fils Tyler subit les dégâts collatéraux, John et son partenaire invisible enquêtent sur une série d’événements étranges frappe la ville de Middleton…

Absolute Martian Manhunter : un Limier Martien en crise existentielle
La première force d’« Absolute Martian Manhunter », c’est d’assumer à fond son concept de Limier Martien scindé en deux : John Jones d’un côté, le Martien de l’autre, comme deux consciences obligées de cohabiter dans un même cadre mental (et narratif). Deniz Camp en fait un vrai récit de crise identitaire : John a survécu à l’horreur, il a un job ingrat où il jongle avec un quotidien compliqué, un mariage qui se délite, un fils qu’il protège mal… et par-dessus s’ajoute une voix qui commente chacun de ses gestes, discute ses décisions, lui ouvre littéralement d’autres « points de vue » sur la réalité. Cette entité qui, dans l’univers classique, est un super-héros polymorphe devient ici une présence étrangère dont on ne sait jamais si elle est un allié, un parasite ou une projection de la psyché de John. Le plus malin, c’est que Deniz Camp ne tranche jamais complètement : le Martien est-il un « vrai » extra-terrestre ou juste la manière dont John représente son trauma ? Résultat : on lit autant un buddy-movie qu’un récit sur la santé mentale, la dépression, la manière dont un événement violent fissure la perception du réel. Et quand, à mesure des épisodes, John accepte ce partenariat, que le Martien s’inquiète sincèrement pour lui, on se surprend à s’attacher à ce duo bancal qui essaye de rester humain… alors que l’un des deux ne l’est peut-être pas du tout.

Absolute Martian Manhunter repousse les limites du média
Deniz Camp et Javier Rodriguez ne se contentent pas d’une bonne histoire : ils cherchent à exploiter tout ce que permet la bande dessinée, page après page. Dès le premier épisode, la fameuse double page imprimée recto-verso que le lecteur doit superposer à la lumière pour révéler le Martien en transparence donne le ton : l’album joue avec le papier comme support, avec la lecture comme expérience physique, avec le regard comme partie prenante de la narration. Javier Rodriguez applique à la lettre le principe de Sergio Leone, « un plan, une idée » : chaque case propose soit un changement de point de vue, soit une trouvaille graphique pour traduire la perception déformée de John (les voix matérialisées, la « vision martienne », les motifs qui se répètent, les fumées qui deviennent langage). Et pourtant, malgré la profusion d’idées, la lecture reste limpide, fluide, jamais gratuite. Ce n’est pas du psychédélisme de galerie d’art, c’est de l’art narratif : chaque effet visuel sert à mieux comprendre le vertige de John, son sentiment de ne plus habiter la même réalité que les autres. Sur six épisodes, la série empile les inventions sans jamais se répéter, au point qu’on a envie de relire l’album une deuxième fois juste pour savourer la mise en scène.

Un polar SF accessible… mais totalement barré
Ce qui rend « Absolute Martian Manhunter » aussi addictif, c’est son équilibre entre récit de genre très lisible et trip complètement barré. Sur le papier, on suit un polar SF plutôt classique : fusillade en pleine ville, série d’immolations synchronisées, vague de chaleur qui rend les habitants agressifs, blackout qui plonge Middleton dans le chaos, manipulations mentales à grande échelle… Chaque épisode pose une mini-enquête ou une situation de crise (le tireur fou, les sans-abri qui brûlent, la ville qui s’embrase, la nuit sans lumière) et déroule ça comme un thriller urbain, avec des policiers, des agents du FBI, une ville en tension. Mais par-dessus, Deniz Camp injecte une couche de bizarrerie : les métaphores politiques sur le complotisme et la peur de « l’autre » (ce forcené persuadé que tout le monde est un E-T), les visions du Martien qui redéfinissent ce qu’est un « envahisseur », la façon dont les ombres semblent se détacher des corps dans le blackout… Absolument tout est prétexte à questionner notre façon de lire le monde. Et le miracle, c’est que ça reste abordable : pas besoin d’un manuel de philo ou d’un doctorat en comics pour suivre, on peut très bien le prendre comme un pur divertissement tendu, drôle par moments, glaçant (souvent), qui n’oublie jamais de faire respirer son lecteur entre deux morceaux de dinguerie.

Deniz Camp et Javier Rodriguez : un duo en état de grâce
La réussite d’« Absolute Martian Manhunter » repose sur un duo qui tourne à plein régime. Deniz Camp (qu’on a vu chez Marvel sur « Ultimates ») signe un scénario d’une ambition rare pour une mini-série de super-héros : structure en actes, montée en puissance sur six numéros, introduction progressive d’un ennemi « Martien blanc » réinventé en menace diffuse, politique et métaphysique, sans jamais sacrifier les scènes plus intimes (les disputes entre John et Bridget, les moments de tendresse avec Tyler, le regard désabusé de l’inspecteur Mayweather). Javier Rodriguez, lui, livre probablement le meilleur travail de sa carrière : après « Spider-Woman », « Defenders » ou « L’Histoire de l’univers Marvel », il profite ici d’une liberté totale. Design du Martien façonné en pâte à modeler, couleurs saturées qui traduisent la chaleur, le froid, le blackout, séquences d’action lisibles et spectaculaires… Il gère dessin, encrage et colorisation, ce qui lui permet un contrôle absolu sur chaque page. Les planches de Javier Rodriguez sont bluffante : chaque séquence possède son idée graphique centrale (la ville en flammes, la vision martienne, la « guerre mentale »), et Deniz Camp lui laisse l’espace pour raconter autant par l’image que par le texte. C’est vraiment le meilleur des deux mondes : l’audace d’un comics indé avec la puissance de feu d’un titre DC.

Absolute Martian Manhunter : quand le super-héros devient drame intime
Derrière le vernis SF et les expérimentations formelles, « Absolute Martian Manhunter » raconte aussi quelque chose de très terre-à-terre : un couple qui se délite et un père qui disparaît progressivement. Les épisodes 3 à 5 sont implacables sur ce point : pendant que John court d’une scène de crime à l’autre avec son Martien, Bridget le voit rentrer de plus en plus tard, se comporter de façon étrange, mentir maladroitement, s’absenter mentalement même quand il est physiquement présent. La canicule qui écrase Middleton en même temps que la tension monte dans leur appartement est une métaphore simple mais terriblement efficace : la ville chauffe, le couple aussi, jusqu’à l’explosion (évidemment synchronisée avec une série d’attentats). Le blackout qui suit résume la situation : John vagabonde dans une ville sans lumière, tandis que Bridget doit protéger leur fils dans un monde où tout le monde semble devenir fou, et où même les produits les plus anodins (une boîte de gâteaux) peuvent cacher un poison. Le génie de Camp et Rodriguez, c’est de traiter tout ça sans misérabilisme, avec une pointe d’humour noir, mais en prenant au sérieux les dégâts de ce type de vie sur une famille. On lit autant un comics de super-héros expérimental qu’un drame sur un homme incapable d’expliquer à sa femme ce qui lui arrive vraiment.

Les limites de ce premier tome Absolute Martian Manhunter
Album exceptionnel, « Absolute Martian Manhunter » n’est pourtant pas exempt de limites, et autant le savoir avant de se lancer. Le ton très particulier, à la frontière du psychédélique, pourra en laisser quelques-uns sur le bord de la route : si tu cherches un bon gros récit de baston martienne à l’ancienne, avec J’onn J’onzz qui enchaîne les métamorphoses dans la Justice League, tu vas être dérouté. La densité des idées, la profusion visuelle et la dimension très conceptuelle de l’ennemi principal demandent un minimum d’attention (ce n’est pas l’album qu’on lit d’un œil dans le train en scrollant son téléphone). Par ailleurs, ce tome regroupe ce qui devait être, à l’origine, l’intégralité de la série : un arc en six numéros qui forme un premier acte très solide, mais qui appelle clairement une suite. Il y a donc une petite frustration à la fin : le décor est posé, les antagonistes sont en place, le rapport entre John et le Martien a basculé, et… rideau (pour l’instant). Enfin, le rattachement à la gamme Absolute est presque cosmétique : si tu ne suis pas les autres titres, tu perdras quelques clins d’œil, mais surtout tu risques de trouver le label un peu trompeur, tant le projet de Deniz Camp et Javier Rodriguez vit sa vie en marge du reste.
Faut-il lire Absolute Martian Manhunter ?
Oui, clairement, si tu cherches encore des comics capables de te surprendre après des décennies de lecture, « Absolute Martian Manhunter » est un passage obligé. Ce premier tome propose un mélange rare : réinvention intelligente d’une figure secondaire de DC, une expérimentation graphique jubilatoire, un polar SF tendu, un drame intime sur un couple en train d’exploser et une réflexion ludique sur la perception, le langage, l’altérité. C’est le genre d’album qui se lit une première fois en apnée, pour le choc, puis une deuxième fois pour repérer tous les détails que Javier Rodriguez a semés dans les coins des pages. Est-ce que c’est pour tout le monde ? Non : les lecteurs qui veulent du super-héros bien carré, rassurant, calibré, risquent de tiquer. Mais si tu as aimé des titres comme « Hawkeye » de Matt Fraction et David Aja pour l’inventivité, ou les meilleures séries Black Label pour l’audace, « Absolute Martian Manhunter » coche toutes les cases. Les épisodes qui compose ce premier tome montrent qu’il reste encore des choses à inventer avec des personnages qu’on croyait trop rangés sur les étagères. Et rien que pour ça, on espère vraiment qu’Urban Comics ira au bout de l’aventure et nous offrira l’intégrale !

Absolute Martian Manhunter, tome 1 est un comics publié en France par Urban Comics. Il contient : Absolute Martien Manhunter 1 à 6.