
Que feriez-vous si vos souvenirs d’enfance vous hantaient au point de distordre votre réalité ? C’est la question insidieuse que pose Ed Brubaker dans sa dernière collaboration avec Sean Phillips, La Maison des Impies. Un comics à la croisée des genres, explorant les ravages de la panique satanique qui s’est emparée des États-Unis dans les années 80, tout en mélangeant mystères contemporains et démonologie à travers l’histoire. Tour à tour captivant et frustrant, La Maison des Impies n’est pas sans imperfections, mais offre un voyage glaçant qui en vaut largement le détour.

Un pitch saisissant mais complexe
L’histoire suit Natalie Burns, une ancienne victime de la panique satanique des années 80, qui tente de reconstruire sa vie en tant que détective privée. Rescapée d’une affaire sordide où elle et cinq autres enfants auraient été victimes de rituels sataniques. Ces six enfants avait été surnommés les « Six de Satan ». Aujourd’hui, Natalie vit douloureusement avec les cicatrices de son passé. Mais elle se retrouve à enquêter au côté d’un agent du FBI sur une série de meurtres glaçants liés à son histoire personnelle. En effet, un tueur semble décidé à s’en prendre aux fameux « Six de Satan ».
Pour raconter cette intrigue pour le moins trouble (et pour cause : doit-on prendre pour argent comptant les témoignages des « Six de Satan » ?), Ed Brubaker utilise les flashbacks pour dépeindre l’enfance traumatisante de Natalie. Ces chapitres, baignés dans une palette de rouges étouffants, plongent le lecteur dans un univers oppressant. Le revers de la médaille ? Ces retours en arrière systématiques, bien que puissants, ralentissent parfois l’intrigue principale. On sent que l’auteur veut jongler entre histoire personnelle et thriller contemporain, mais la transition n’est pas toujours très fluide.

Une exploration thématique ambitieuse mais inégale
L’une des forces majeures de La Maison des Impies réside dans son exploration des thèmes sociétaux. Ed Brubaker aborde la panique satanique non pas comme un simple délire collectif, mais comme un révélateur de nos démons modernes : la manipulation des masses, le pouvoir destructeur des médias, et la fragilité de notre perception de la vérité. Les parallèles avec l’époque actuelle, marquée par les théories du complot et la prolifération des fausses informations, sont évidents et donnent une profondeur supplémentaire à l’histoire.
Cependant, cette richesse thématique ne semble pas pleinement exploitée. Plusieurs idées fascinantes sont effleurées sans être réellement développées, notamment les dynamiques familiales de Natalie ou l’évolution des croyances religieuses. Cela donne une impression d’inachevé, comme si l’auteur avait été contraint par un format trop court. Car oui La Maison des Impies me semble trop court pour faire le tour complet de son sujet, ce qui ne l’empêche pas d’être captivant de bout en bout.

Une ambiance visuelle travaillée et réussie
Le travail de Sean Phillips au dessin et de Jacob Phillips à la couleur est une véritable claque. L’équipe joue avec les ombres et les teintes saturées pour créer une atmosphère oppressante. Les scènes dans le passé, tout en nuances de rouge, illustrent magnifiquement la souffrance et la confusion de Natalie enfant. De l’autre côté, les scènes du présent oscillent entre les tons gris-bleutés et un clair-obscur anxiogène.
Malgré ce talent indéniable, le style graphique manque parfois de nouveauté. Phillips excelle dans la narration claire et efficace, mais l’écriture visuelle ne transcende pas vraiment le genre. Certaines scènes-clés, notamment celles impliquant les rituels, auraient bénéficié d’une approche plus audacieuse. C’est tout le problème de ce duo Brubaker/Phillips : on en attend tellement que pour peu qu’il y ait une très légère baisse de forme, on le remarque immédiatement.

Une intrigue en dents de scie
Le scénario d’Ed Brubaker alterne entre moments de pure intensité dramatique et passages plus convenus. L’ouverture, qui nous montre Natalie en train de libérer un enfant d’une secte, est un modèle de tension narrative. Mais le récit perd parfois de sa vigueur, notamment dans un acte final qui retombe un peu dans des conventions trop attendues du genre.
L’élément surnaturel reste ambigu tout au long de l’histoire, ce qui pourrait frustrer certains lecteurs. Ed Brubaker joue avec nos attentes, nous poussant à nous demander si les fameux démons sont réels ou symboliques. Mais cette ambiguïté, bien que fascinante, mène à un climax qui ne parvient pas à résoudre pleinement les enjeux émotionnels et narratifs.
Conclusion
Pour les habitués du tandem Brubaker/Phillips, La Maison des Impies représente une variation intrigante de leurs thèmes récurrents, avec une tonalité plus sombre et introspective. Ce n’est pas leur projet le plus abouti, mais il conserve leur patte, unique. Les fans de polar et de thriller psychologique devraient y trouver leur compte, à condition de ne pas s’attendre à un récit impeccablement ficelé.
Pour les néophytes, le comics peut paraître plus difficile d’accès. Les allers-retours temporels et l’absence de réponses claires en fin de récit pourraient rebuter ceux qui cherchent une intrigue linéaire ou une explication explicite. Cependant, si vous êtes prêts à plonger dans une œuvre qui préfère poser des questions que donner des réponses, et qui distille une ambiance oppressante, alors La Maison des Impies est une expérience à tenter sans aucun doute.

La Maison des Impies est un comics de 144 pages publié en France par Delcourt. Il contient les épisodes VO suivants : Houses of the Unholy.