Longtemps cantonné aux marges cosmiques de l’univers Marvel, la série « Doctor Strange » retrouve ici un équilibre rare. Dans cette relance de 18 épisodes signée Jed MacKay, Stephen Strange revient de la mort, reprend sa blouse de Sorcier Suprême (enfin… pas pour longtemps), et surtout réapprend à être un mari. Le pitch paraît sage, la série ne l’est pas. Elle s’ouvre sur un Strange apaisé mais sur-sollicité, en consultant attitré de l’univers Marvel. Et puis il y a Clea Strange. Pas l’ombre du héros, mais sa force d’appui, sa contradiction, et son miroir.

Le 1er arc aligne les consultations magiques (Spider-Man, Moon Knight, etc.), tout en posant l’énigme d’une série de meurtres mystiques. Pasqual Ferry installe un ton aérien (lignes fines, narration fluide), magnifié par Matt Hollingsworth puis Heather Moore à la couleur. Dès les premières pages, on entendrait presque Stephen respirer. Mais cette respiration va hélas pour lui vite se couper.

Stephen et Clea : le couple qui fait battre la série
La meilleure idée de Jed MacKay tient en deux prénoms : Stephen et Clea. Leur duo n’est pas un gadget romantique, c’est le cœur organique du titre. Ils soignent par la parole, tranchent par la magie, et se tirent mutuellement vers le haut. L’album en fait un vrai feuilleton conjugal (avec piques, regards, et silences), où la tendresse ne tue jamais la dramaturgie. Quand Clea s’emporte, Stephen temporise. Quand Stephen doute, Clea charge. Les scènes du « mariage infernal » d’Umar condense à elles seules ce ballet… pour le moins explosif.
Jed MacKay sait écrire des adultes. Pas de « drama » artificiel : des choix, des conséquences. La série est plus lumineuse quand ils agissent ensemble, et plus tragique quand on tente de les séparer (la guerre des Stranges, la partie avec les vampires). Résultat : « Doctor Strange » devient autant un comics d’aventure qu’une chronique d’un couple qui refuse de lâcher prise.
Meurtres mystiques, BAGET et le pouls du monde magique
L’enquête sur les assassinats ouvre la porte du versant « procédural ». Andy MacDonald (dessins) et Kike J. Díaz/K.J. Díaz (couleurs) signent des chapitres nerveux où Wong prend la lumière, épaulé par Pandora Peters et la cellule du BAGET. On visite coulisses, archives, arrière-boutiques des dimensions parallèles : la série respire plus large. Ce détour n’est pas un hors-sujet : il clarifie l’écosystème mystique et prépare le feu d’artifice à venir.
Wong se révèle être le point fort de ces intermèdes. Jed MacKay le campe en stratège fiable, meneur quand Stephen n’est pas là, humaniste quand tout s’embrase. Logiquement, l’inconvénient c’est que ces respirations cassent parfois la dynamique Stephen/Clea. On accepte la pause car elle paye sur le long terme, mais certains lecteurs pourraient préférer un peu plus d’action.

Doctor Strange vs Général Strange : un duel d’âmes torturées
Point d’orgues du recueil, l’arc du Général Strange réactive « La Guerre des Sept Sphères ». En tie-in, Juan Gedeon donne une réelle ampleur épique à cette une guerre millénaire, puis Pasqual Ferry reprend la main pour l’affrontement dans le présent. Le « général » en question, c’est Stephen, vidé de son serment, devenu le bras armé d’une guerre sans fin. Jusqu’où un médecin peut-il aller quand on lui retire le droit de soigner ?
La résolution est brillante, à la fois logique et émotionnelle. La mise en scène de Ferry, secondée par Heather Moore, varie les tempos (panoramas pastel, sursauts graphiques et couleurs kaléidoscopiques). Un seul bémol : un cliffhanger téléphoné. Mais l’atterrissage est net, beau et finalement satisfaisant.

Interludes sensibles : un cirque et un chien-fantôme qui pleure
Après la tempête, deux respirations superbes. Danilo S. Beyruth (dessins) et K.J. Díaz (couleurs) signent un épisode « cirque » où Stephen et Clea chouchoutent Donna. Derrière cette légèreté apparente, il y a bien un sous-texte sur la famille, l’héritage et la normalité impossible. Puis vient « Bats » : un chapitre vu à hauteur d’un basset fantôme. C’est drôle, puis triste, puis glaçant. Et cela prépare finement des menaces tapies dans le Sanctum.
Ces parenthèses prouvent le savoir-faire de Jed MacKay : changer de focale sans perdre le cap. Elles élargissent « Doctor Strange » au-delà du duo principal, offrent du liant émotionnel et installent une mélancolie douce qui rejaillit sur la suite.

« Cobolorum » : Secret Defenders, jeu dangereux et Baron Mordo
Le diptyque « Cobolorum » est un bonbon pulp : un jeu de rôle magique qui invoque une escouade improbable (La Chatte noire, Le Maître de corvée, Hunter’s Moon). Ferry et Heather Moore s’éclatent sur les compositions, sortent les personnages des cases et éclairent la page. C’est fun, rythmé, et cela redonne à Stephen Strange un rôle de capitaine.
La limite est assumée : enjeux modestes, mais vrai plaisir. On rit, on sourit, on admire la mise en couleur. Et Jed MacKay en profite pour recadrer le thème central : Stephen Strange est leader parce qu’il inspire, pas parce qu’il domine.

Blood Hunt : les bons tie-ins (mais dépendants)
Dans les épisodes liés à l’event Blood Hunt, c’est couteau dans le cœur, virus vampirique, Blade, Victor Strange… et une Clea en mode fureur froide. Visuellement, Pasqual Ferry et Heather Moore jouent les contrastes. Narrativement, Jed MacKay fait évoluer les « seconds rôles ».
Le revers de médaille reste évidemment la dépendance au récit principal de Blood Hunt. Si vous n’avez pas suivi l’event, quelques fils émotionnels vibreront moins fort. Reste l’intelligence des points de vue et une efficacité de série B luxueuse qui maintient l’intérêt jusqu’au bout.
Le final : le serment, la chute et l’espoir
Dans l’ultime chapitre, Stephen Strange a cédé la charge de Sorcier Suprême… à Fatalis (oui, ça pique). « Doctor Strange » clôt alors sur l’homme, pas sur le titre. Jed MacKay scrute l’orgueil, la culpabilité et la résilience de Stephen. Clea et Wong apparaissent comme garde-fous aimants : ils ne le sauvent pas à sa place, ils l’empêchent juste de se renier.
Graphiquement, Pasqual Ferry déploie un dernier bouquet d’inventions (par exemple, avec les Vishanti), et Heather Moore colore l’émotion avec une douceur lumineuse. Tout ne se referme pas (volontairement), mais l’adieu est digne et surtout ouvert : le docteur reste un docteur, titre ou pas.
Le verdict de « La Vie du Docteur Strange » : forces, faiblesses, et pourquoi ça marche
Ce qui fonctionne : le couple Stephen/Clea au centre, l’arc General Strange d’une belle tenue thématique, un Wong valorisé, des interludes sensibles, un art cohérent (Pasqual Ferry impérial, Heather Moore somptueuse, Danilo S. Beyruth et Juan Gedeon pertinents), et une écriture adulte qui fait confiance aux silences. Pour un lectorat 30-50 ans, c’est l’accord parfait entre modernité et classicisme.
Ce qui coince parfois : des cliffhangers un peu sages, la rupture de flux lors des tie-ins « Blood Hunt », et quelques respirations qui diluent la tension. Rien de rédhibitoire. Au total, cet album long se lit comme une saison complète, avec sa montée, ses épisodes spéciaux, sa conclusion émotionnelle. « La Vie du Docteur Strange » prouve qu’on peut faire de la magie sans perdre l’humain.
Voici une lecture hautement recommandée pour qui veut un « Doctor Strange » à la fois accessible et riche en ramifications. « La Vie du Docteur Strange » est idéal si vous aimez les duos complices, la sorcellerie élégante et les combats d’idées autant que les affrontements à coups de sorts. Je le place sur l’étagère « à relire », juste à côté des grands runs qui prennent soin de leurs personnages.

Doctor Strange : La Vie du Docteur Strange est un comics publié en France par Panini Comics. Il contient : Doctor Strange (2023) 1 à 18.