Entre érotisme et philosophie, pourquoi Spectateurs est le comics le plus troublant de 2025

Spectateurs
Temps de lecture estimée : 5 min.

Brian K. Vaughan et Niko Henrichon avaient déjà marqué les esprits avec Les Seigneurs de Bagdad. Avec Spectateurs, ils se retrouvent pour une œuvre tout aussi ambitieuse, mais infiniment plus mélancolique. L’histoire débute dans une salle de cinéma, juste avant qu’un drame ne transforme une séance ordinaire en cauchemar. Val, critique de séries TV un peu désabusée, meurt sous les balles d’un tueur. Et là, Brian K. Vaughan sort sa première carte : non, ce n’est pas un récit sur la mort, mais sur ce qui vient après. Car Val se retrouve à errer dans notre monde, incapable d’interagir avec les vivants mais entourer d’autres entités coincées ici bas comme elle. Flashforward : Deux cents ans se sont écoulés. Val s’est habitué à sa nouvelle situation. Et puis Val rencontre Sam, autre spectre en costume de cowboy d’époque, flingue à la main et regard fatigué. Ces deux âmes errantes vont observer les vivants, comme des commentateurs impuissants d’un monde qu’ils ne peuvent plus toucher, où l’humanité continue sa marche, souvent absurde, vers le désastre.

Les premières pages de Spectateurs frappent par leur densité émotionnelle. Niko Henrichon adopte une palette monochrome à la fois froide et organique, qui évoque le cinéma expressionniste de Fritz Lang ou le romantisme désincarné de Les Ailes du Désir. Brian K. Vaughan joue ici sur une ironie cruelle : ses personnages sont condamnés à regarder l’humanité s’autodétruire, un peu comme nous devant les infos de 20h.

Les dialogues : l’âme de Spectateurs

Brian K. Vaughan a toujours eu un talent fou pour les dialogues. Dans Spectateurs, il s’amuse à transformer la conversation entre Val et Sam en un miroir déformant de notre propre époque. L’humour côtoie la désillusion, le trivial se mêle à la philosophie. Un échange sur la pornographie en ligne débouche sur une méditation sur la solitude ; une blague sur Ghost révèle le poids du regret et de la mémoire. C’est brillant, souvent drôle, et terriblement humain. Peu d’auteurs arrivent à rendre la discussion d’un couple de fantômes aussi vivante.

Ce qui surprend, c’est le ton. Brian K. Vaughan ne cherche pas à être tragique : il est juste sincère. Ses personnages parlent comme nous, avec leurs maladresses, leurs références pop-culture, leurs obsessions sexuelles et leurs frustrations existentielles. Et c’est sans doute là que Spectateurs touche juste : il ne parle pas seulement de la mort, mais de ce qu’on laisse derrière soi. De nos peurs d’être oubliés, remplacés, zappés. Au fond, Brian K. Vaughan nous renvoie à notre propre statut de spectateurs d’un monde qui s’effondre lentement mais sûrement.

Un chef-d’œuvre visuel signé Niko Henrichon

Visuellement, Spectateurs est une claque. Le trait de Niko Henrichon, déjà somptueux sur Les Seigneurs de Bagdad, atteint ici une maturité rare. Son travail sur le contraste entre les spectres colorés et un monde délavé de gris donne au livre une aura presque sacrée. On pense à la poésie d’un Moebius ou à la grâce d’un Alex Ross. Chaque planche est peinte à la main, chaque détail respire l’intention. Niko Henrichon ne se contente pas d’illustrer : il raconte. Et souvent mieux que les mots.

Ce qui rend Spectateurs aussi fascinant, c’est la manière dont l’artiste s’empare du temps. On traverse des siècles, des guerres, des révolutions, des amours et des ruines. Chaque époque semble se fondre dans la suivante, comme si l’Histoire n’était qu’une immense boucle de souffrance et de désir. À mesure que les pages défilent, on comprend que les spectateurs ne sont pas seulement les morts… mais aussi les vivants. Ceux qui se contentent de regarder sans agir. Et ça, ça fait un peu mal.

Pornographie, mort et pop culture

On ne peut pas parler de Spectateurs sans évoquer sa crudité. Le livre est sexuel, frontal, pornographique et parfois dérangeant. Mais jamais gratuit. Vaughan et Henrichon renversent les codes habituels : ici, la violence est banale, mais le sexe devient sacré. Dans un monde qui censure les corps et glorifie les massacres, le duo rappelle que la sensualité reste l’un des rares langages authentiques de l’humanité. Les scènes explicites ne cherchent pas à choquer, mais à confronter notre hypocrisie collective.

La satire n’est jamais loin. Quand des terroristes masqués en Mickey ou Spider-Man sèment le chaos, Brian K. Vaughan vise clairement notre culture saturée de franchises et d’icônes creuses. Les héros de notre enfance deviennent les bourreaux de notre imaginaire collectif. C’est grinçant, parfois cruel, mais toujours lucide. Spectateurs nous balance à la figure nos contradictions les plus obscènes : on s’indigne du sang, mais on consomme la violence comme un divertissement. Et dans ce miroir tordu, impossible de détourner le regard.

Spectateurs : une méditation sur le regard

Le titre prend alors tout son sens. Être un Spectateur, c’est renoncer à agir, à influencer le cours des choses. Val et Sam incarnent cette impuissance universelle : observer, comprendre, mais ne jamais intervenir. Brian K. Vaughan fait de son récit une réflexion sur la passivité contemporaine, celle qui fait défiler l’horreur sur son téléphone sans lever le petit doigt. À force d’être des spectateurs, ne sommes-nous pas déjà des fantômes ?

Là réside toute la puissance du livre. Derrière son vernis d’histoire fantastique, Spectateurs nous parle de nous, de notre besoin maladif d’images et de récits, de notre incapacité à agir dans le réel. Brian K. Vaughan et Niko Henrichon signent une œuvre à la fois intime et universelle, une fresque sur la perte et la mémoire. C’est sombre, souvent inconfortable, mais d’une beauté rare. Et surtout, ça reste longtemps dans la tête, comme un bon film dont on n’arrive pas à sortir.

Spectateurs est un comics publié en France par Urban Comics. Il contient : Spectators.




A propos Stéphane 770 Articles
Stéphane Le Troëdec est spécialiste des comics, traducteur et conférencier. En 2015, il s'occupe de la rubrique BD du Salon Littéraire. Ses autres hobbys sont le cinéma fantastique et les jeux. Enfin, et c'est le plus important : son chiffre porte-bonheur est le cinq, sa couleur préférée le bleu, et il n’aime pas les chats.