Cinq ans après leur dernière incursion dans le monde de Criminal, Ed Brubaker et Sean Phillips reviennent avec Criminal : Les Acharnés (Delcourt), un roman graphique ample, profond et d’une étonnante sincérité. L’album fonctionne à la fois comme un retour aux sources et comme une porte d’entrée idéale pour les nouveaux lecteurs. Ed Brubaker et Sean Phillips livrent un polar qui se déploie sur une décennie, suivant les trajectoires distinctes de 3 personnages qui s’entrelacent lentement : Jacob Kurtz, Angie et Tracy Lawless.

Mais derrière cette structure de fresque criminelle se cache une œuvre plus intime. Comme l’explique Ed Brubaker dans une récente interview, « Les Acharnés est un peu une façon d’exorciser mes propres angoisses de créateur ». Il y dépeint la perte de repères, la compromission et le sentiment d’être dépossédé de son art, des thèmes directement nourris par son expérience à Hollywood comme showrunner de la future série télé Criminal.

Jacob Kurtz face aux mirages d’Hollywood
L’album s’ouvre sur Jacob Kurtz, le dessinateur que les lecteurs avaient découvert dans Putains de nuit !. Le voilà désormais à Hollywood, prêt à adapter son strip Frank Kafka, P.I. pour la télévision. Mais très vite, ses illusions volent en éclats : Ed Brubaker se sert de son héros pour évoquer ses propres frustrations vis-à-vis de l’industrie audiovisuelle. « J’ai connu cette sensation de perdre ma boussole créative sous les notes de producteurs et de studios », confie-t-il. Cette dimension autobiographique donne au récit un ton d’une rare authenticité.
Le Hollywood des Acharnés n’a rien de clinquant. C’est un territoire kafkaïen où les artistes deviennent de simples rouages. La figure de la tante de Jacob, inspirée d’une véritable histoire familiale de Brubaker (une vieille parente spoliée par son entourage), ajoute une émotion douloureuse et une charge symbolique sur la vieillesse, la mémoire et la cupidité. On comprend alors que ce polar parle autant de crime que de trahison morale.

Angie, la rage et la survie
Le récit se déplace ensuite vers Angie, ancienne protégée du Grogneur, désormais livrée à elle-même. Elle doit trouver de l’argent pour soigner son père adoptif et se retrouve happée par le milieu criminel dirigé par le caïd Brandon Hyde. Criminal : Les Acharnés dresse alors le portrait d’une jeune femme abîmée par la vie, « dure comme une vieille de cinquante ans » malgré ses 22 ans, selon Ed Brubaker lui-même.
Son parcours, à la fois tragique et furieux, fait écho à celui de Jacob. Lorsque leurs routes se croisent, on assiste à la naissance d’une relation presque filiale, fragile et touchante. Et quand Tracy Lawless, vétéran des forces spéciales, entre en scène, l’album prend une tournure plus explosive. Ed Brubaker explique qu’il n’avait pas entièrement planifié le rôle de Tracy : « Cette fin, je ne l’avais pas prévue. Elle s’est imposée à moi en écrivant ». Une preuve supplémentaire de l’écriture instinctive qui caractérise son travail.

Ed Brubaker et Sean Phillips : une complicité viscérale
Visuellement, Sean Phillips signe un travail éblouissant. Ses décors urbains, ses silhouettes fatiguées et ses lumières crépusculaires incarnent l’âme du polar américain. Le fils du dessinateur, Jacob Phillips, colore l’ensemble avec un mélange de gris poussiéreux et de rouges feutrés, amplifiant l’émotion brute. Ed Brubaker rend d’ailleurs hommage à son complice : « Il y a des pages dans Les Acharnés que je considère comme les plus belles de toute sa carrière ».
L’auteur révèle aussi que plusieurs lieux du livre sont inspirés de son propre passé à Los Angeles : « L’immeuble où vit Jacob existe vraiment, juste à côté de celui où j’ai habité quand je suis arrivé en Californie ». Cette proximité biographique renforce la puissance immersive du récit, entre souvenir et cauchemar éveillé. On y sent la sueur, la poussière, et ce désespoir tranquille propre aux histoires de Criminal.

L’univers Criminal, miroir d’une Amérique brisée
À travers Criminal : Les Acharnés, Brubaker poursuit une ambition qu’il compare à celle de Love and Rockets : explorer la vie de personnages qui vieillissent, changent, disparaissent et réapparaissent. « Ce n’est pas une série sur le crime, c’est une série sur des gens qui vivent dans un monde où le crime est inévitable », explique-t-il. Cette vision humaniste distingue Criminal de la plupart des polars contemporains : ses héros ne sont pas des gangsters flamboyants, mais des « oubliés », comme il les appelle.
Leur misère morale, leurs rêves brisés et leurs tentatives de rédemption donnent au récit une portée universelle. Ed Brubaker résume : « Criminal parle de l’Américain oublié. Ces personnages sont les rednecks du désespoir, les ouvriers du péché ». Derrière la crasse, on devine une tendresse infinie pour ceux que la société a laissés sur le bas-côté.
Une confession masquée en polar
Criminal : Les Acharnés n’est pas seulement une histoire de truands. C’est une œuvre profondément introspective. On y sent Ed Brubaker se confronter à sa propre carrière, à la perte de contrôle sur son œuvre et à la peur de diluer son identité d’auteur. Comme il le dit lui-même : « L’Art n’est pas une démocratie. À la fin, quelqu’un doit défendre la vision du projet. »
Cet album apparaît ainsi comme une forme de rébellion douce, une manière pour Ed Brubaker de reprendre la main. En mettant en scène Jacob, double anxieux et faillible, il signe sans doute son album le plus personnel. Et lorsqu’il conclut l’interview en disant : « J’écris pour ne pas aller en thérapie », tout est dit : la fiction, chez lui, reste le seul moyen de survivre à la réalité.

Criminal : Les Acharnés est un comics publié en France par Delcourt. Il contient : The Knives : a Criminal story.