Avec Batman Dark Age, Mark Russell et Mike Allred revisitent les origines du mythe de Gotham à travers une fresque historique étalée sur plusieurs décennies. Après le succès de Superman Space Age, le duo reprend la même recette : une uchronie pop et mélancolique où les super-héros se confrontent autant à l’Histoire qu’à leurs propres démons. Ici, on suit Bruce Wayne depuis les années 50 jusqu’aux années 80, un parcours initiatique où le gamin milliardaire se cherche, se perd, puis finit par se réinventer sous le masque de Batman.

Dès les premières pages, Batman Dark Age surprend : le jeune Bruce n’assiste pas au meurtre de ses parents. Il connaît les coupables, mais reste impuissant. Ce simple décalage bouleverse tout. Le traumatisme fondateur devient une attente, un sentiment d’injustice permanent. Et Mark Russell, malin, nous raconte cette histoire depuis un futur proche (2030), où un Bruce vieillissant, rongé par la mémoire qui flanche, tente de comprendre ce qu’il a été. Oui, le ton est amer, mais terriblement humain.

De l’errance au Vietnam : la formation du mythe
Plutôt que de refaire le tour du monde des maîtres ninjas et des ligues d’assassins, Mark Russell expédie Bruce en pleine… guerre du Vietnam. Et c’est là toute la force de Batman Dark Age : dépoussiérer la légende sans la trahir. Sous la férule d’un sergent Ra’s al Ghul, Bruce apprend la survie, la stratégie, la discipline. Pas de grands serments de vengeance ici, juste un jeune homme perdu qui finit, presque sans s’en rendre compte, par devenir Batman. Le ton est plus réaliste, plus politique, presque fataliste.
Mike Allred s’en donne à cœur joie avec ces séquences tropicales : les nuits étoilées, les attaques sous la pluie, les explosions qui colorent la jungle d’orange et de rose. Le style rétro du dessinateur, soutenu par les couleurs pop de Laura Allred, fonctionne à merveille. On croit lire un comics des années 70 redécouvert dans un grenier, mais avec une écriture d’aujourd’hui. C’est à la fois vintage et moderne, une vraie réussite esthétique.

Gotham, drogue et Justice League : un chevalier social
De retour à Gotham, Bruce découvre que son empire, Wayne Enterprises, est gangrené par la corruption et les opiacés. L’ennemi contrôle autant les conseils d’administration que les ruelles poisseuses. Mark Russell ancre son récit dans une critique sociale à peine voilée : Gotham ressemble à l’Amérique des années 70, minée par la dépendance et le cynisme. Pour une fois, Bruce ne tape pas que sur les criminels, il reconstruit aussi. Il finance des logements, crée des centres de réhabilitation, se fait urbaniste plus que vengeur.
C’est une des plus belles idées du scénario : faire de Batman un bâtisseur. Même Superman, croisé le temps d’une conversation, ne fait que confirmer cette intuition. Bruce comprend qu’il n’a pas besoin d’un monde parfait, juste d’un monde où les gens essaient encore. Et c’est précisément ce mélange d’idéalisme et de désillusion qui donne à Batman Dark Age toute sa saveur.

Robin, les années 70 et la folie douce d’Allred
L’arrivée de Dick Grayson en Robin marque un tournant. Le gamin rebelle, arraché au crime, devient le miroir du Bruce des débuts : perdu, coupable, mais encore capable d’espoir. Batman Dark Age joue la carte du parallèle générationnel, et ça marche. Bruce se découvre mentor, père de substitution, et l’émotion, discrète jusque-là, s’installe doucement.
Graphiquement, Mike Allred s’amuse encore comme un fou. La Gotham des seventies explose de couleurs : pantalons pattes d’eph, enseignes lumineuses, Sphinx torse nu avec un point d’interrogation vert fluo… C’est camp, c’est kitsch, mais c’est voulu. Laura Allred peint chaque planche comme une affiche de concert psyché. On y croise même Chase Meridian, psy et amante de Bruce, pour un détour sentimental un peu précipité, mais charmant. On dirait presque du Mad Men sous cape.
Ra’s al Ghul, Brainiac et la fin du monde
Au fil des numéros, Batman Dark Age prend une ampleur cosmique. Ra’s al Ghul revient à Gotham pour y livrer sa guerre sainte, pendant que Brainiac et l’Anti-Monitor menacent la Terre. Oui, tout ça à la fois. Et pourtant, Mark Russell parvient à garder son équilibre : derrière les explosions, c’est toujours Bruce qui reste au centre. Il doute, perd, se relève. Son combat n’est plus seulement contre le crime, mais contre l’oubli, la solitude et la déraison du monde.
Mike Allred livre ici certaines de ses plus belles pages : un costume noir évoquant celui de Michael Keaton, des doubles splash pages dignes d’une fresque pop apocalyptique, un Bat-signal qui perce la nuit rougeoyante. L’alliance de l’intime et du spectaculaire culmine dans une Gotham qui brûle, littéralement et symboliquement. Le feu, la lumière et la mémoire s’y confondent.
Une conclusion lumineuse et mélancolique
Le dernier épisode de Batman Dark Age est à la fois triste et apaisé. Bruce a vieilli, perdu des proches, mais trouvé un certain sens à tout ce chaos. Mark Russell boucle sa saga en reliant habilement Superman Space Age à cette version du Chevalier Noir. On découvre que les deux univers se rejoignent, comme si la lumière de Metropolis et l’ombre de Gotham faisaient partie du même rêve.
C’est une fin rare pour un Batman : il ne meurt pas, il ne sombre pas dans la folie, il vieillit, tout simplement. Il transmet, il se souvient, il écrit. Et dans ses carnets, il résume tout : « Nous étions tous des orphelins cherchant quelqu’un dans le noir. » Batman Dark Age ne réinvente pas seulement Batman. Il le réhumanise. Et ça, c’est précieux.

Batman Dark Age est un comics publié en France par Urban Comics. Il contient : Batman Dark Age 1 à 6.